Au bout des rails
Je m'appelle Marguerite. J'ai neuf mille huit cent quatre-vingt dix-sept trains. Enfin... Je crois. J'en ai raté quelques-uns la semaine dernière... J'essaie de ne pas y penser, mais c'est assez préoccupant. Lorsqu'une vieille vache ne sait plus compter les trains, c'est mauvais signe.
— Et pourtant, tu as toujours été si passionnée... m'a dit ma copine Noireaude lorsque je lui en ai parlé.
— Tu penses. Les michelines, les TER, les TGV... Je les reconnais tous rien qu'au bruit...
— Tu devrais rester éveillée une nuit. Pour rattraper le retard dans tes comptes.
On a toutes acquiescé. Mais on n'y croyait pas. La perte du décompte des trains, c'est le début de la fin. Tout le monde le sait. Cependant, ma copine Noireaude avait soulevé un point important. Le retard, cela se rattrape. Même sur les chemins de fer. Cette idée, lorsqu'elle aurait suffisamment mûri, allait changer ma vie.
Le lendemain du jour où j'ai avoué ne plus savoir compter, nous nous sommes toutes réunies. C'est un réflexe profondément bovin, de nous rapprocher les unes des autres en temps de crise. Nous nous sommes allongées dans l'herbe pour ruminer ensemble sous le soleil d'hiver. Rassurées d'être ensemble, nous avons écouter la symphonie du TER de midi 14.
— Celui de treize heures cinq, c'est le plus beau, murmura Myrtille, d'un air rêveur. J'aimerais qu'ils soient tous comme lui.
— Moi c'est le vingt heures quinze mon préféré, a confessé Noireaude. Un jour, j'aimerais grimper dedans et me laisser bercer jusqu'au bout des rails.
— Oh oui, jusqu'au bout des rails, avons-nous soupiré.
Mais tandis que je caressais cette belle pensée, mon deuxième estomac se serra. On en rêve toute de grimper dans le train jusqu'au bout des rails. À mon âge, ça ne risque plus de m'arriver à moi... Dépitée de mon rêve poussiéreux et irréalisable, je regardais mes amies pour me réconforter de leur présence. Et je réalisais soudain qu'aucune de nous ne l'avait jamais accompli. Ni nos mères, ni nos grand-mères d'ailleurs. Cette évidence qui ne m'avait jamais frappée me sembla tout à coup inadmissible. Je regardais Noireaude, Myrtille et Sévignée, mes trois fidèles amies condamnées, elles aussi, à perdre le décompte des trains. Inadmissible.
— Nous y irons ! affirmais-je en me levant.
— Nous y irons ? répéta Myrtille sans comprendre.
— Au bout des rails. Et dès ce soir. Par le TGV bleu de vingt-deux heures trente.